« Les Écossais n’ont pas inventé le kilt ! » Voilà une affirmation qui en chagrinerait plus d’un au moment où le mouvement nationaliste connaît un large succès de Glasgow à Édimbourg ou dans les Highlands. Pourtant cette remarque n’est pas totalement fausse car d’autres nations pourraient revendiquer ce vêtement.
Du point de vue des stylistes, c’est un problème intéressant, tant il est vrai qu’on peut s’enraciner profondément dans des traditions locales et s’inspirer en même temps de créations récentes ou de modes modernes ou anciennes venant d’autres cultures.
Prenez la styliste Samantha McCoach, diplômée des études de l’Université d’Édimbourg. Elle a puisé dans la tradition du kilt, en développant des lignes womenswear d’un vêtement principalement masculin autrefois. Mais Samantha a plongé dans la modernité la plus crue tout en donnant des formes et des couleurs nouvelles à un vêtement du patrimoine national écossais. Certains commentateurs désignent son style comme punk, en référence au mouvement de la jeunesse rebelle des années 1970, tandis que d’autres évoquent même pour le port de la jupe plissée aux couleurs et formes écossaises, un mouvement «féministe post-punk».
Pour la petite histoire, le nom de sa marque en français Le Kilt fait référence à la célèbre discothèque londonienne de Bourne Avenue à Soho, ouverte en 1963 jusque dans les années 1980.
Cependant il faut remonter encore plus loin pour comprendre comment ces vêtements sont confectionnés avec des tissus et des méthodes traditionnelles.
« Petite fille, je voyais ma grand-mère coudre des kilts. Alors naturellement, cela m’a donné envie de confectionner des vêtements et m’a plongée dans l’univers du tartan », dit en substance Samantha dans ses interviews.
Rappelons-le : un tartan, propre aux peuples celtes, est cette étoffe de laine à carreaux entrecroisés, dont les couleurs seront, principalement chez les Écossais, associées aux tribus et aux clans. Le coloris comme le dessin indique bien souvent la position sociale au sein de ces mêmes clans.
Bref, en adaptant une sorte de jupe peu portée autrefois par les femmes (sinon dans les cercles de danse à partir du XXe siècle), Samantha en réalise des pièces de womenswear sur la lancée d’autres Écossais de renom comme le regretté Alexander McQueen.
Mais on voit bien qu’en voulant promouvoir un patrimoine original, elle dessine et réalise cependant des robes et des ensembles en accentuant l’aspect minimaliste et feutré du kilt, quitte d’ailleurs à pousser le tartan au noir. « Simple, classique, uniforme », définit-elle en trois mots son style.
C’est, bien sûr, tout le contraire d’un Charles Jeffrey de Glasgow, dont le label Loverboy dégage la flamboyance d’une culture alternative du tartan (Tartan subculture), sur laquelle nous allons revenir dans un instant.
L’interceltique du kilt
Répétons-le : nos amis Écossais ne sont pas les seuls à avoir porté le kilt depuis des temps immémoriaux. Même s’ils en ont fait tel l’acteur Sean Connery dans le film Highlander, leur emblème national au même titre que le monstre du Loch Ness.
L’ensemble du monde des Celtes a été concerné lorsque ceux-ci régnaient sur la plus grande part de l’Europe (entre mille ans et trois cents ans avant notre ère). Les archéologues ont trouvé cette « jupe » soit d’un seul tenant attaché à une tunique soit sous la forme du kilt actuel, parfois en cuir souvent en tissu comme le lin qui a donné son nom au kilt irlandais, Léine.
Son emploi était généralisé chez les guerriers, comme en témoigne cette gravure d’un Celte de l’actuelle Slovénie du Ve siècle avant Jésus-Christ.
Ainsi, tout indique qu’avant la conquête romaine, dans le monde celtique couvrant l’Europe de l’Est, la péninsule ibérique, l’Italie, la Gaule, les îles britanniques, des hommes portaient le kilt. Parmi eux, les Galiciens. Jusqu’au XVIIIe siècle, le kilt s’est porté en Galice, et ceci depuis le IIIe siècle avant Jésus-Christ, si l’on en croit, là encore, les découvertes des archéologues. Pas étonnant, si l’on songe que la Galice (où se sont installés des émigrés de Bretagne insulaire aux Ve et VIe siècles) est devenue un vivier de la mode internationale. Mais je reviendrai sur cette épopée une autre fois.
Ajoutons que selon la mythologie la même tribu des Brigantes se retrouve en Irlande, en Écosse et au pays de Galles. Ils proviendraient d’une émigration de Gaëls venus de la partie nord-ouest de la Galice et tirent leur nom de la protection de la déesse totémique de la fertilité, Brigitte. Ces mouvements de populations seraient prouvés par des analyses ADN de nos jours. S’ils ont apporté leurs us, leurs coutumes et leur langue gaélique, pourquoi pas le kilt ?
Autres prétendants au titre de meilleurs porteurs de kilt : les Irlandais. Là encore l’Histoire a son mot à dire. Au VIe siècle existait un royaume à cheval entre l’est de l’Irlande et la Clyde (en Écosse), le Dál Riata, et les Irlandais (appelés les Scots) y ont importé entre autres la langue gaélique.
Ces Irlandais ont rayonné en Écosse, croisant le fer avec les tribus autochtones des Pictes, guerriers farouches dont le nom donné par les Romains (Picti) indiquent qu’ils étaient «peints», recouverts entièrement de peintures de guerre pour combattre les légions de Rome à hauteur du mur d’Hadrien. Dans le film de Mel Gibson, Braveheart (1995), leurs descendants ne sont plus nus mais portent le kilt tout en ayant le haut du corps et le visage peinturlurés de ce bleu.
Au fil des siècles, les diverses couleurs des tartans du kilt, attachés aux divers clans, ont servi de signe de reconnaissance dans les combats tout comme le cri de guerre, le slogan en gaélique passé dans notre langue.
Le kilt en Bretagne
Rappelons que le kilt n’a pas été porté seulement dans les Highlands écossais, mais outre l’Irlande et le pays de Galles, en Cornouailles, en Bretagne armoricaine.
Pour ces deux dernières nations celtes, il s’agit d’une création (ou d’un renouveau) récents. En Cornouailles, le tartan national jaune et noir a été créé par le linguiste et militant nationaliste Robert Morton Nance (1873-1959).
En Bretagne armoricaine, c’est notamment à Richard Duclos qu’on doit sa renaissance avec la création d’un kilt «national» (enregistré en Écosse) essentiellement noir et blanc, marié avec le bleu de l’Arvor (pays de la mer) et le vert de l’Argoad (pays terrestre).
Tout porte à croire que les Bretons portaient une pièce de tissu brune nouée autour des reins dont témoigne des personnages sculptés sur le calvaire de Plougastel-Daoulas (voir photos).
Puis une certaine tradition veut que les bragou braz, les culottes bretonnes bouffantes fussent en réalité un kilt rallongé qu’on a cousu pour faire des jambes de pantalon.
Il se dit aussi que l’Écossaise Mary Stuart a octroyé le droit aux Bretons de porter le kilt pour les remercier de l’avoir accueillie à Roscoff en août 1548 alors qu’elle fuyait les Anglais qui l’avaient défaite, avant d’épouser le roi de France.
Avant de partir sur Paris, comme elle passa à Nantes, l’une des deux anciennes capitales de cette Bretagne, fraîchement annexée par le royaume de France, on lui avait organisé un défilé, moitié mode, moitié militaire. Pour célébrer la reinette âgée de six ans, cent cinquante enfants de moins de huit ans de blanc vêtus traversèrent la ville sur la Loire, jouant fifres et tambourins, ou portant des petites hallebardes et poussant des « vivats » !
Par la suite, Marie Stuart, posséda l’une des plus belles garde-robes de l’époque et en profita bien, avant de monter sur l’échafaud, bien plus tard, à l’instigation de la jalouse reine Elizabeth I.
Deux siècles plus tard, c’est encore à Roscoff que débarqua le prétendant au trône des Stuart, Bonny Prince Charlie. Son armée avait été défaite par les Anglais à la célèbre bataille de Culloden en 1746. Aucune surprise à ce que le tartan fut interdit dans les Highlands par le conquérant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à ce que des clans ralliés à la Couronne constituent l’ossature des armées de l’empire britannique avec des régiments spécifiquement écossais, et portant le kilt, comme les Black Watch. En Espagne, lors de la bataille de la Corogne (1809) contre les troupes de Napoléon, soldats écossais et galiciens combattaient ensemble, vêtus de leur kilt ! Puis, la paix revenue en 1815, les clans écossais étaient répertoriés et identifiés par le code des couleurs du tartan.
Auteur du roman Quentin Durward qui célèbre les liens entre l’Écosse et la France, l’écrivain Walter Scott préside la Celtic Society. En 1822, il réunit tous les chefs de clans en leur demandant de venir vêtus d’un kilt pour recevoir avec éclat le roi George VI. Lequel porte aussi un kilt en signe de respect… Scott a réalisé une œuvre populaire qui captive l’Europe et qui met en scène d’autres Écossais remarquables, telle Les aventures de Rob Roy (1817), qui célèbre un hors-la-loi représentant de l’esprit d’indépendance des Highlands : Robert Mac Gregor surnommé Rob Roy ou « Robert le Rouge » (Raibeart Ruadh). Un roman plusieurs fois adapté sur grand écran.
Même en Écosse où le kilt s’est le plus développé, l’influence des autres communautés celtes n’était pas négligeable comme en témoigne le voyage-reportage du romancier français Louis Énault en 1859 Angleterre, Écosse, Irlande : voyage pittoresque : « … Nous reconnaissions, comme un vrai Gaël, le vert sombre de Sutherland, le tartan blanc d’Inverness, les teintes fortement contrastées de Mac Caméron, la pourpre sombre de Fraser, égayée de deux petites bandes claires, et le plaid royal des Stuarts aux mille couleurs éclatantes : science fugitive, hélas ! déjà oubliée à demi, rayons confus échappés d’un prisme brisé, qui miroitent devant nos yeux et qui éblouissent notre mémoire incertaine. Tout ce que nous distinguons maintenant dans cet arc-en-ciel de tartans, c’est que le vert brille dans les clans qui viennent d’Irlande, comme les Mac-Kenzies ; le rouge dans les Celtes-Bretons, comme les Mac-Grégors, et le jaune dans les clans danois, comme les Mac-Leods. »
À noter que cet écrivain-voyageur décrit à plusieurs reprises des femmes portant des jupes aux couleurs de leur pays. Car la plupart du temps, jusqu’ici, le kilt enrobait la mâle assurance des guerriers partis au combat. Mais en cette fin de siècle, les femmes allaient réduire le pouvoir des porteurs de kilt, telle la terrifiante Madame Mac’Miche dans le roman de la Comtesse de Ségur, Un bon petit diable, publié exactement à la même époque.
Les femmes s’emparent du kilt
Il existe une bien belle ambiguïté plus ou moins revendiquée sur le port du kilt, avec un questionnement sur le genre et sur le sexe. En témoignent les questions posées en boucle par les néophytes sur le mystère du port du vêtement, soit à même la peau nue, avec ou sans sous-vêtement.
La militarisation du kilt, provoquée par l’Empire britannique, à la fois dans les régiments écossais et les formations de bagpipes, avait fortement masculinisé son rôle (et imposé, par règlement paradoxal, le port à nu). Puis au contraire, des normes visant à éviter toute vision ou exhibition jugée obscène lors les cérémonies à l’ère victorienne. En particulier pour les jeux gaéliques, la danse traditionnelle, les compétitions de cornemuses.
Au XXe siècle, on a glissé vers l’unisexe.
Désormais, les puristes rappellent que le kilt se porte jusqu’au genou pour l’homme et pas en dessous. Et soit au-dessus ou au-dessous du genou pour une femme comme une jupe. Pour les traditionalistes, un kilt porté trop bas par un homme ferait «efféminé» ("Sissy").
Résultat, des dispositions sur le port de sous-vêtement (pour des raisons d’hygiène) et sur les mensurations mêmes du kilt dépend la féminisation. Mais les stylistes de notre XXIe siècle en sont les principaux organisateurs.
McQueen, Loverboy et MacBeth
Bien sûr, certains stylistes écossais d’aujourd’hui ne plongent pas leurs racines explicitement dans les traditions locales, mais innovent et se confrontent à d’autres traditions ethniques.
Je songe à Graeme Armour, diplômé de Saint Martins, originaire de Glasgow. En 2008, il avait été nommé Scottish Young Designer et a collaboré avec des grands noms de la mode, à commencer par Alexander McQueen qui nous a quitté deux ans plus tard. Graeme Armour, notons-le, collabore avec des stylistes du Viêt Nam.
Quant à son mentor, on se souviendra qu’on le surnommait « Mc Queen of Scots » car il était certes né dans l’East End de Londres, mais descendait d’une ancienne famille de l’île de Skye. Et dans ses défilés, il utilisait le tartan du clan McQueen, le noir, le rouge et le jaune.
Il avait baptisé certaines de ses collections du nom d’épisodes fameux de la lutte des Écossais pour leur indépendance : Highland Rape (Le viol des Highlands, 1995) et Wives of Culloden (Les veuves de la bataille de Culloden, 2006). Ces dernières portaient une robe ou des ensembles avec tartan, même si leur créateur insistait sur la nécessité de s’éloigner du romantisme qui, à son avis, s’attachait trop à une certaine image de l’Écosse.
Mais manifestement, du fait des grands mouvements qui secouent notre planète, à commencer par l’Europe ébranlée par le Brexit, l’engagement pour la nation écossaise se ressent fortement. Sans nécessairement puiser dans la tradition la plus formelle, des créateurs, comme mon condisciple de Saint Martins, Charles Jeffrey alias Loverboy, le proclame sans ambages : « La colère c’est l’énergie. Et quand je me mets en colère, je deviens Écossais ! »
Ce natif de Glasgow n’hésite pas à nous interpeller dans une sorte de détournement gay (peut-être sous-jacent dans toute l’histoire du kilt, comme on vient de le voir) dans la furie de sa collection Tantrum (Automne/Hiver 2018). Ainsi assume-t-il le double signe de son héritage écossais et de sa fierté LGBT.
Charles Jeffrey a aussi joué le jeu en inscrivant un tartan de sa composition au très officiel Scottish Register of Tartans. Le beau mariage rouge-bleu (voir ci-contre), peut nous faire sourire. Il rappelle la prédilection de cette couleur en dégradés de bleu des cousins galiciens, comme on l’a vu plus haut.
Alors forcément, en plus de tous ces questionnements existentiels, nous aussi, on se pose la question éternelle prononcée par MacDuff, l’ennemi juré de MacBeth, sous la plume de William Shakespeare : « L’Écosse est-elle toujours à sa place ? » (Acte IV, scène 3).
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