Y-a-t-il dans les provinces celtiques au nord de l’Espagne, la Galice et les Asturies, un lien entre les traditions anciennes et la mode actuelle, comme on l’a vu avec les exemples écossais ou irlandais ?
En évoquant la Galice, je songe naturellement à l’énorme entreprise de prêt-à-porter de la fast fashion que constitue la marque Zara du groupe Inditex, fondé en 1975, par Armancio Ortega. Ce n’est pas un hasard : cette naissance coïncidait avec la mort du général Francisco Franco, lui-même originaire de cette région, ouvrant la péninsule ibérique à la movida, ce mouvement de la jeunesse qui s’est caractérisé par l’explosion dans les mœurs, les arts et la culture. Une movida partie prenante de la marche vers la démocratie. Une movida qui a fatalement influencé le cours de la mode.
La saga de cette entreprise, basée à Arteixo, non loin de La Corogne, est généralement présentée sous l’angle d’une success story avec ses 160 000 employés à travers la planète et le fait que son créateur, le señor Ortega posséderait la 5ème plus grande fortune au monde. Elle a grandement contribué à développer l’économie locale. Mais la médaille a son revers. Zara a aussi attiré les foudres des critiques des partisans du commerce éthique qui lui reprochent entre autres l’utilisation de textiles produits par le travail forcé de bagnards ouïgours du Xinjiang, l’ancien Turkestan oriental annexé à la Chine.
Zara ne s’inscrit pas au registre de la Haute couture, ni même dans la réalisation du prêt-à-porter haut de gamme, voire de la mode moderne inspirée de l’évolution du costume traditionnel d’inspiration celtique. Mais la Galice n’a-t-elle pas connu de tels projets comparables avec ce qu’on appelle la Galicia moda ? Et la réussite de Zara n’a-t-elle pas permis indirectement l’éclosion d’autres marques plus proches de ce que j’essaie de réaliser à partir de la Bretagne ? Voilà une double question que je vous propose d’explorer avec moi.
Antique jumelage de la Galice et des Bretons
Comme souvent dans ce blog, je pense qu’un bref retour en arrière dans le passé s’impose. D’autant qu’il existe des liens ancestraux entre régions celtes, à commencer par le fait que des immigrés venus de la Bretagne insulaire (Galles et Cornouailles) se sont implantés en même temps dans les deux pays : la Bretagne armoricaine et la Galice. Ces Bretons y fondèrent des établissements – ou colonies – vers la fin du Ve et au VIe siècles. En Galice, au nord-ouest de l’Espagne, fut fondé le diocèse de Bretoña et le monastère celtique de Santa Maria de Bretoña, à Patsoriza, près de Mondoñedo. « Sa juridiction s’étendait à tous les groupes de population celtique là où ils étaient installés en Galice et dans les Asturies », nous indique l’historienne anglaise Nora Chadwick (La colonisation de la Bretagne armorique, Ed. Armeline, 2019).
Dès ce Ve siècle, on évoque aussi la présence – sans doute antérieure – en Galice de la tribu des Brigantii originaires d’Irlande où ils vouaient un culte à la déesse-mère Brighid (qui a essaimé aussi en Armorique). Le Professeur Chadwik évoquait ainsi la question : « L’église fut-elle fondée directement depuis l’Irlande, depuis la Bretagne insulaire, ou indirectement, depuis la Bretagne continentale, peut-être à partir de l’abbaye de Landévennec ? Chacune de ces hypothèses est possible, mais la question demeure pendante. »
Et déjà, en étudiant les mœurs de ces peuplements aperçoit-on des ressemblances dans l’habillement et les costumes des deux pays celtes.
Le roman de Ponthus et Sidoine
Sautons cinq siècles. Les liens entre les diverses facettes de ce monde celtique s’illustrent par un roman célèbre au cours du Moyen-Âge sous le titre Le très vaillant roy Ponthus, filz du roy de Galice, et la belle Sidoine, fille du roy de Bretaigne. Il a été écrit au début du XVe siècle par un auteur anonyme. L’histoire se déroule pour une part en forêt de Brocéliande près de la fontaine de Barenton et met en scène un chevalier du VIe siècle. L’intrigue mêle personnages de fiction avec des célébrités.
Le roman débute en Galice où les Sarrasins débarquent à La Corogne et s’emparent de la ville. Thibour, roi de Galice, est tué. Son jeune fils Ponthus, héritier du royaume, est caché dans un lieu secret par le comte d’Esture (Asturies). Avec le fils de ce dernier et d’autres enfants, il est embarqué sur une nef qui file plein nord afin d’échapper aux Sarrasins. Une tempête les drosse sur le rivage breton. Recueilli au château de Suscinio par le roi ému par leurs malheurs survenus en Galice, Ponthus reçoit une éducation digne de son rang. Il tombe amoureux de Sidoine, la fille du roi, d’une excellente beauté. Naît une histoire d’amour digne de celle de Tristan et Yseult et qui connait bien des péripéties.
Le roman fait référence à des événements réels autant qu’à des épisodes légendaires qui ne pouvaient se dérouler qu’après le VIIe siècle (après les conquêtes des sarrasins sous l’étendard de Mahomet). Or il se trouve que contrairement au reste de l’Espagne, la Galice a échappé à la conquête arabe. En tout cas, ce récit connaît un vif succès et le chevalier Ponthus acquiert une réputation bien au-delà de la petite Bretagne. Cette épopée participe de la richesse des croisements culturels dans le monde celtique.
Au sortir du Moyen Âge s’est développée une tradition populaire du vêtement qui possède encore aujourd’hui une influence sur le plan du design. On la retrouve d’ailleurs en suivant la série Game of Thrones, lorsque la styliste galicienne Arantza Vilas, de concert avec les Studios Pinaki (basés à Londres), conçoit le textile des costumes de personnages de la série sous l’influence des habits des monarques galiciens Berenguela et Alphonse IX.
D’ailleurs, cette ancienne élève de Central Saint Martins de Londres, s’est spécialisée dans le « design textile » réalisant avec des stylistes de nombreuses créations qu’on retrouve aussi dans des films récents comme Mary Queen of Scots de Josie Rourke (2018).
Cette allusion à l’Écosse me rappelle que dans l’article consacré au kilt (Le kilt, les celtes et leur mode), j’ai déjà abordé la tradition de ce vêtement chez les Galiciens aux temps les plus reculés. Là encore, on en retrouve trace chez les stylistes galiciens d’aujourd’hui comme en témoigne le travail de María Viqueira présenté plus bas dans cet article.
Les ressemblances entre les habits et les parures des femmes des régions celtiques sautent aux yeux. Au cours du XVIIIème siècle et jusqu’à nos jours, la parenté des costumes féminins avec ceux de notre Bretagne est frappante. On a eu l’occasion de le constater lors du Festival interceltique de Lorient avec la venue des délégations ibériques, en particulier lorsque le FIL de l’année 2019 a été consacrée à la Galice.
Ceci me semble important car le fil des traditions n’a pas été maintenu par la langue bretonne (ou britonnique) parlée par les immigrés car elle n’a pas survécu en Galice, contrairement à notre Bretagne armoricaine ou au pays de Galles. S’y parle en effet un dialecte du Portugal voisin.
Par contre, à l’instar de la totalité de la presqu’île armoricaine, s’est enracinée en Galice une tradition musicale (avec l’instrument le plus proche de notre cornemuse, la gaïta dont le pratiquant le plus célèbre est Carlos Nuñez) et la perpétuation du port des costumes traditionnels.
Examinons le costume féminin traditionnel. On remarque, comme nous l’avons vu chez les Irlandaises, l’importance du rouge qui, ne l’oublions pas, devient à partir du Moyen Âge européen la couleur féminine par excellence. La robe de mariée est souvent rouge jusqu’au XIXe siècle comme le rappelle Michel Pastoureau (avec Dominique Simonet, Le petit livre des couleurs, Ed. Panama, 2005).
Comme l’indiquait jadis Caroline Walsh, journaliste à l’Irish Times, « lorsque les Galiciennes s’affichent avec leurs jupes finement tricotées de laine rouge bordées de rayures noires, on pourrait les prendre pour des Irlandaises (« Land of the Spanish Celts », The Irish Times, 1er juillet 1976).
Mais comme en Bretagne, s’est déployée la diversité des couleurs et des styles. Et la robe et le tablier présentés ci-dessous qui font immédiatement penser à certains de nos costumes de Bretagne (même si la coiffe est évidemment plus éloignée.)
Les sœurs des Asturies
À noter que l’on retrouve des costumes traditionnels très proches de ceux de Galice dans les Asturies, l’autre région celtique de la péninsule ibérique, comme on peut le constater lors des défilés des groupes de danse et des orchestres traditionnels lors du « Jour des Asturies » à Gijón. Depuis longtemps, des célébrations comme les fêtes du cidre (la sidra), sont l’occasion de danses en costume comme en témoigne cette carte postale d’antan pour une danza prima, une danse spécifiquement asturienne d’origine celte.
Comme pour les Galiciens, les Asturiens ont déployé leurs plus beaux atours lors qu’ils étaient invités d’honneur, cette fois en 2013, au Festival interceltique de Lorient, dont le directeur, Lisardo Lombardia, est lui-même asturien.
L’écosystème galicien diversifie la mode
Dans les années 1980, l’ouverture du marché espagnol sur l’Europe et le monde, va stimuler l'univers de la mode, et singulièrement en Galice (si l’on excepte le trio Barcelone-Valence-Madrid). Au cours de la dernière décennie, en dépit de la récession dans le reste de l’Espagne poussant au chômage un employé sur cinq, la création et la fabrication de vêtements ont connu en Galice un déploiement très important comme on l’a vu avec Armancio Ortega, à la tête d’Inditex et de Zara.
C’est dans cet écosystème favorable, que ce sont développées des entreprises diverses. Exemple : Pili Carrera, qui réalise ses vêtements pour enfants sur son site galicien de Mos plutôt que faire produire ses vêtements en Chine ou au Bangladesh.
Des noms importants de créateurs galiciens viennent à l’esprit : Adolfo Domínguez qui dès les années 1970 avait été inspiré par les stylistes japonais qu’il avait rencontrés à Paris et par les événements de mai 68, bien loin de l’entrée en bourse 30 ans plus tard avec ses fameuses collections Linea U. Entretemps, dans les années 1980, on peut estimer qu’il a changé la façon de se vêtir dans la péninsule en habillant ceux qu’il appelait la « relevant minority» des Espagnols des deux sexes.
Je ne peux que m’intéresser à deux aspects de sa création : la mise en valeur du lin pour des collections de vêtements hauts de gamme mais « casual » aussi bien masculines que féminines. Et pour les secondes en particulier, la mise en valeur de l’aspect froissé du lin, dont il a fait son slogan « The Wrinkle is beautiful ».
On peut aussi citer Roberto Verino ( de son vrai nom Mariño, mais qui a pris pour patronyme le nom de son petit village près de Vigo). Il ne cache pas que sa réussite tient au fait qu’il a sû habiller des femmes qui s’émancipaient en travaillant et qui souhaitaient porter des habits pratiques et confortables. Mais sans rejeter les racines et les traditions, le souvenir de ces fortes femmes galiciennes, chefs de ces familles dans lesquelles le mari était absent qu’il soit marin ou travailleur immigré à l’étranger.
La jeune génération a été marquée par le rôle de ces créateurs. Choisissons un exemple qui se rapproche de mes recherches.
María Viqueira : « La mode est la tradition »
Née en 1988 à Ordes, à La Corogne, María Viqueira Amor a suivi des études de mode à l’Escuela Superior de Diseño Goymar. Se présentant à la Galicia Fashion Week Zona-Zeia, elle obtient le 1er prix de design avec sa collection « Lejano Oriente». Elle fonde sa propre marque en 2012, avant de travailler trois ans plus tard, en 2015 chez Roberto Verino. Ce n’est donc pas un hasard : par les formes et les designs, les robes de María Viquiera soulignent la tradition galicienne et plus largement du monde celte.
Les sources d’inspiration galicienne sont notables dans l’emploi du kilt et de son tartan à dominante bleue, que nous avons déjà évoqué dans notre article sur le kilt.
María Viqueira décline aussi ses collections selon d’autres influences « ethniques » ou « régionales » ayant nourri la diversité dans toute l’Espagne. A commencer par Al-Ándalus, qui rappelle les influences arabes dans la péninsule ibérique comme elle l’explique : « À l’époque du Moyen Âge, les musulmans se sont intégrés dans ce que nous appelons aujourd’hui le cône sud de l’Espagne. Les traditions arabes se sont croisées avec celles d’Andalousie, ce qui génèrent mon enthousiasme pour créer cette collection». Même brassage de couleurs et de formes dans ses collections Lavandeira ou Provence (qui rappelle le rôle influent de l’Occitanie au nord).
Avec sa collection Lavandeira, dit-elle : « J’ai l’intention de montrer mes origines, mes coutumes, mon pays [Miña Terra dans sa langue natale, le titre d’une célèbre chanson]. La force principale qui m’aide à créer ce style c’est la culture galicienne… La femme, les paysannes, les lavandières galiciennes sont les grandes protagonistes de ces créations. »
Dans tous les cas la marque de fabrique de la diseñadora María Viqueira peut inspirer bien des créateurs dans ce qui semble crucial pour elle : la fusion des coutumes traditionnelles avec une perspective avant-gardiste. Ou pour reprendre le titre d’une interview qu’elle a donnée le 10 janvier 2020 au magazine galicien La Región qui résumait sa pensée en forme de slogan : « La moda es la tradición » !