Je travaille le lin dans mes collections, telle FUSION en 2016, et j’en fais bon usage pour la prochaine collection que je finalise actuellement. Logique de s’intéresser de près à son histoire en Bretagne. Avec une once de mélancolie, car on doit regretter qu’il n’y ait plus vraiment de producteur ici alors que ce fut l’une des richesses de ce pays pendant quatre siècles de l’époque où le Duché de Bretagne était indépendant jusqu’à la moitié du 19ème. Avec le chanvre, le lin faisait l’objet d’un commerce rayonnant, en liaison avec les pays baltes d’où venaient les semences, mais aussi à travers l’Europe en commençant par la Grande-Bretagne toute proche ou encore l’empire espagnol.
L’époque la plus resplendissante fut peut-être au temps où l’écrivain Cervantès, intendant de la flotte de guerre, l’Invincible Armada du roi d’Espagne Philipe II, se ravitaillait en chanvre auprès des Bretons pour les voiles de ses navires et les vêtements de ses marins. Et où Shakespeare, mort le même jour que Cervantès dit-on, le 23 avril 1616, célébrait dans ses pièces de théâtre les chemises de Daoulas (le Dowlas porté par Falstaff dans le drame Henry V), le nom de la petite bourgade étant donné au tissu composé de lin et de laine bleue. Cela vint probablement au jeune William du fait que son père John Shakespeare, drapier et gantier à Stratford-Upon-Avon, avait appris l’existence de ce magnifique textile en venant marchander à la Grande cohue (un marché international) de La Martyre, en Finistère. Car, comme l’a révélé l’écrivain britannique Peter Ackroyd dans son livre Shakespeare, The Biography, (London, Vintage Books, 2005), John était aussi courtier en laines et lins. Il fut même condamné pour certains trafics illégaux de laine.
En fait, la culture de ces fibres se répartissait entre celle du chanvre appelé aussi canevas et celle du lin. On peut retrouver tout le chainage de ces cultures grâce au travail effectué par l’association « Lin et chanvre en Bretagne ».
Le pays de Vitré à l’est de la Bretagne, à la frontière avec le royaume de France, est le plus connu à cause de son rayonnement. Constituée en Confrérie des marchands d’outre-mer, à partir de 1472, les producteurs de canevas s’adossaient sur les armateurs de Saint-Malo pour vendre leur canevas à travers l’Europe, avec des relais importants comme la communauté bretonne de Sanlúcar de Barrameda, entre Cadix et Séville en Espagne. Le plus célèbre de ces marchands est Pierre Malherbe qui, parti de cette ville, en direction de l’Amérique latine, pour effectuer des reconnaissances afin de trouver des nouveaux marchés, finit par effectuer le premier tour du monde essentiellement par voie terrestre.
Le lin de Basse-Bretagne
On cultive aussi le lin, en plus du chanvre, dans le pays de Vitré, mais on en laisse pour l’essentiel l’apanage à la Basse-Bretagne. À l’été, se récolte le chanvre puis on le rouit en plongeant les tiges dans des bassins où circule l’eau courante plusieurs jours de manière à séparer la fibre de la partie ligneuse. Enfin celle-ci est détachée à son tour, lors du teillage, de la tige du chanvre. C’est à peu près la même succession d’opérations pour le lin.
Les femmes s’activent ensuite pour porter la filasse en quenouille, la filer au rouet ou au fuseau. Comme pour le chanvre, il faut de solides artisanes et artisans pour effectuer le tissage sur de lourds métiers à bras.
À travers la Bretagne chacun cultive sa différence : les évêchés de Vannes et de Tréguier fournissent le chanvre à cordages ; à Vitré, le chanvre écru donne une toile solide employée pour les voiles de navires, les ailes des moulins et la confection de sacs qu’on s’arrache dans toute l’Europe. Toutefois des ateliers de Vitré sortent aussi des lingeries fines en linette des Flandres, des bas à l’aiguille, des manchettes, des rabats, des chaussettes, des cols, des cravates.
Avant l’hiver, les marchands emplissent quelque cent trente entrepôts. Aux toiles vitréennes venaient s’adjoindre de forts ballots achetés à Rouen, à Laval et dans tous les pays bretons où sont tissées d’autres toiles de lin : les Bretagnes de Quintin et Loudéac et les Créées de Morlaix, parmi les plus fines toiles de lin avec celles de Plougastel, Landerneau et
Daoulas avec lesquelles on confectionnait les chemises et serviettes. D’ailleurs le nom de Créée vient du breton Krez qui signifie « chemise ».
Il y a aussi les toiles de chanvre, les Cannevaux de Fougères, les Olonnes de Locronan et de Merdrignac, et encore de Vitré les Noyales qui complétaient la gamme du célèbre Canevas. Sans oublier à Rennes, les Paraiges ou à Nantes les Indiennes (pour le chanvre) et les Nantaises (pour le lin).
Les Créées sont celles qui concernent le Léon et la Cornouaille, Landivisiau, Morlaix, le pays de Landerneau et Daoulas. C’est en bonne part le Nord Finistère d’aujourd’hui. Comme on le voit sur la carte réalisée par l’association Dourdon, présidée par une spécialiste landernéenne du lin et de l’histoire locale, Mme Andrée Le Gall-Sanquer, qui a co-dirigé l’ouvrage collectif de référence L’or bleu, An aour glaz : le lin au pays de Landerneau-Daoulas – Al lin e Bro Landerne-Daoulaz (Landerneau, Association Dourdon, 2005).
C’est sur cette région et sur le lin, surnommé l’or bleu - An aour glaz en breton –, que j’ai souhaité focaliser le premier épisode de ce feuilleton. J’aurais l’occasion de revenir sur les autres régions bretonnes, sur les tisserands de Locronan et sur le chanvre dans de prochains articles.
Comme l’explique l’historien quimpérois Gwenolé Le Goué-Sinquin dans son mémoire sur les marchands de toiles : « Avec l’intensification de la culture du lin et du chanvre dans les années 1470 dans différentes régions européennes, la Bretagne a développé durablement sa production de textiles. Du 16ème au 18ème siècle, la province bretonne a compté parmi les grandes régions toilières et exportatrices de ces produits toiliers de l’Ouest de la France, fournissant par exemple la majeure partie des toiles de chanvre à voiles qui ont équipé la marine européenne, ou des toiles de lin destinées à un usage comme le linge de corps. »
Il nous éclaire aussi sur les raisons naturelles qui voient prospérer ces cultures :
« Ces deux plantes toilières sont avides d’humidité, et trouvent en Bretagne un climat océanique et tempéré, qui leur est très favorable. Semés en avril et récoltés au mois de juillet, lin et chanvre ne risquent pas de souffrir des gelées, à plus forte raison dans les régions côtières. Les pluies de printemps, indispensables à leur bonne croissance, empêchent que les tiges ne deviennent trop sèches ou dures. Enfin, cette région est un pays de bocage, ce qui permet à la fois de retenir l’humidité, et de protéger les fines tiges des plantes toilières des vents violents.»
Le blanchiment du lin et les kanndi
Dans les pays de Morlaix, Landerneau et Daoulas, c’est en effet tout un processus entre le moment où femmes et filles filent la filasse, au fuseau ou rouet et les ventes et échanges qui ont lieu sur des marchés telle la cohue de La Martyre déjà citée. Dans son ouvrage Quand la toile va ; L’industrie toilière bretonne du 16ème au 18ème siècle, (Rennes, Ed. Apogée, 1994) l’historien Jean Tanguy signale que ce sont souvent, comme le font les Léonards, les enfants qui sont envoyés comme commissionnaires sur ces marchés. Une fois le fil, la filasse ou le lin conçus, seront confectionnées et vendues des toiles ou des vêtements à proximité ou au contraire dans les contrées lointaines. Nous y reviendrons.
Par rapport aux autres régions de production, les marchands-fabricants des Créées des pays de Morlaix et Landerneau-Daoulas, dénotent par leur originalité car ils blanchissent le lin.
J’ai la chance d’être originaire de la deuxième région où nous avons des traces importantes de ce commerce. Dans la commune de Loperhet, le nom breton de hameaux en témoigne. L’ancien directeur d’école Léo Quillien les a identifiés : Lingoual (lin de l’étang) et Linglas (justement le « lin bleu ») ou Coat ar Poulin, le bois jouxtant la mare où l’on rouit le lin (jouxtant le rouissoir à lin). Quand on quitte Loperhet pour gagner Daoulas, la route indique Trebeolin (lieu de la cuve à lin). Et je pourrais donner de nombreux autres exemples sur les communes qui ont été répertoriés par l’association Dourdon.
Les kanndi « maisons de la blancheur/splendeur » ou « buanderies » où étaient blanchies le lin étaient fort nombreuses. On en a répertorié 370 dans le pays de Landerneau-Daoulas, dont les restes d’une quarantaine ont été retrouvés. Et parfois reconstitués comme c’est le cas à Penbran (à Saint-Urbain). Ci-après nous pouvons voir les reliquats du kanndi au Goas, à Irvillac.
Le bassin entouré de pierres bleues, la goulotte d’arrivée d’eau du ruisseau en granite dans un ensemble de murs en schiste-moellon sur 16m2 donne une idée de l’usage qu’on en faisait.
L’acidité des eaux des sources bretonnes favorise le blanchiment. Cette eau se puise dans le ruisseau qui traverse le bâtiment, chauffée dans un grand bassin d’airain dans la cheminée et déversée dans une cuve de granit. S’y plongent les fils de lin avec de la cendre de hêtre qui sèchent ensuite dans un courtil. Entre sept à neuf répétitions de ces opérations (« buées »), permettent d’obtenir les fils les plus fins d’un blanc resplendissant. Une telle richesse qu’il faut la protéger à tel point qu’on a prévu dans le kanndi ou le courtil un lieu où se cache la nuit un domestique armé d’un mousquet contre les voleurs.
Cet enrichissement avait cru avec la berlinge pour laquelle est renommée Irvillac, cette fois un croisement de laine et lin, un peu à la façon de Daoulas.
Comme nous raconte Marc Mével, le propriétaire de la ferme : « Le nom de notre hameau Goas veut dire ruisseau pour les uns [gwazh en breton] ce qui est significatif. Ceci dit, d’autres y voient le mot goas, qui veut dire un homme, comme il y a un autre kanndi à côté au lieu-dit Crec qui peut vouloir dire la femme [gwreg]. Ils avaient de l’humour en ce temps-là, mais cela indique qu’hommes et femmes travaillaient ensemble dans ce métier. La plus vieille maison ici, comme c’est écrit sur le linteau de la porte date de 1656, sous Louis XIV. Cela vous donne une idée.
Plus tard, au 20ème siècle notre kanndi a été utilisé par notre famille comme simple lavoir. Alors seules les femmes l’ont utilisé pour faire la lessive. »
Rayonnement du lin breton à travers le monde
La finesse de ces fils et tissus explique que dès le 15ème siècle, ils connaissent un immense succès et s’exportent via les ports de Roscoff, de Morlaix et de Landerneau à l’étranger, en Grande-Bretagne, en Espagne et dans l’empire espagnol d’Amérique (non sans difficultés car la colonie bretonne des marchands en Andalousie ne peut pas se rendre directement dans l’empire du Pérou, du Mexique, voire aux Philippines).
Le plus frappant depuis le 14ème siècle est l’important commerce de l’autre côté de la Manche (Mor Breizh) avec la Cornouailles, le Devon, et le Dorset, c’est-à-dire l’ancienne partie nord du royaume transmarin de Domnonée des 5ème – 6ème siècles dont la partie sud était justement cette région de Petite Bretagne. Parmi les Créées les plus célèbres y étaient vendues les Dowlas, comme on l’a vu avec Shakespeare, mais aussi les Lockeram (dont Jean Tanguy précise qu’elles ne viennent pas de Locronan mais de Saint-Renan en Léon, Lokournan en breton).
Au paroxysme de la production, les marchands toiliers vitréens effectuèrent du commerce local à partir des espaces producteurs de l’Ouest, allant de la Cornouaille à la Normandie. Dès les années 1570-1580, le commerce est également important en direction de l’étranger vers la Cornouailles, du Devon (essentiellement par les ports Exeter et Dartmouth) ou du Dorset (Lyme Regis).
Par la suite, les marchands d’outre-Manche s’enrichiront plus que les Morlaisiens qui préfèrent les laisser venir chez eux pour commercer. Ceci explique la présence des riches maisons à pondalez (galeries), le long des quais, appartenant à des Britanniques dans un port qui avait pourtant accru ses moyennes en prenant Roscoff sous sa tutelle.
Évidemment, avant cela, à cause des guerres de religions et des retombées du conflit international qui oppose au 16ème siècle la très catholique Espagne à l’Angleterre réformée, nos marchands, pris entre le marteau et l’enclume, ont dû alterner les lieux de débouchés économiques. Les Bretons eux-mêmes furent divisés sur la question : les uns, à Vitré, Rennes et Brest, soutenant le roi Henri IV, un moment uni par le protestantisme avec l’Anglaise Elizabeth I tandis que d’autres, liés aux fondamentalistes catholiques de la Ligue faisait alliance avec l’Espagnol Philippe II.
Il a fallu finasser autant que filasser pour équilibrer les marchés et une certaine «neutralité bretonne».
Mais, en résumant on peut dire que l’histoire du lin breton est une affaire internationale puisque les graines de lin – fraîches ou plus anciennes – provenaient des Pays baltes.
D’ailleurs, les marchands de toiles bretons sont en commerce avec la « Confrérie des Têtes noires » de Riga et Reval (aujourd’hui Tallinn, capitale de l’Estonie).
En provenance de Riga, deux ou trois navires débarquent principalement à Roscoff. Ils jettent l’ancre au plus tard en avril afin que les semailles soient promptement effectuées. Avant leurs navires risquent d’être pris dans les glaces.
Et c’est de là que débute tout le cycle qu’on vient de décrire jusqu’à la mise en vente des toiles, des tissus ou des vêtements réalisés. Qu’il s’agisse de pièces réalisées et vendues sur place (n’oublions pas qu’à Plougastel avant les fraises se furent les toiles et tissus qui constituèrent la richesse notamment par la vente des tissus nécessaires à l’habillement des marins et prisonniers du bagne de Brest…).
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Le lin : éternel retour
Faisons un rêve. Au moment où l’on parle tant de relocalisation de pans de l’économie, de voir relancer – en liaison avec les régions mitoyennes comme ce fut le cas autrefois – ici en Bretagne, une culture et une exploitation du lin, cet or bleu, si riche en potentialités pour nous les stylistes mais aussi pour tant d’autres corporations, des métiers de l’alimentation, de l’habitat et des arts. Et de cesser, les allers-et-retours, bien peu écologiques pour l’exploitation et l’utilisation du lin comme le font les Chinois qui l’appellent Yàmá (亚麻), c’est-à-dire « chanvre d’Asie » alors qu’ils se le procurent en Europe, chez nos amis normands ou belges.
Pour moi, pour mes créations, le choix du lin me semble évident pour diverses raisons. Tout d’abord parce que c’est l’un des tissus les plus écologiques : facile à faire pousser sans pesticides et sans irrigation (uniquement l’eau de pluie), et il ne produit aucun déchet.
Le lin est aussi sain pour ceux et celles qui le cultivent, le travaillent et le portent.
Comme on vient de le voir, au fil des siècles le lin comme le chanvre furent des fibres textiles très importantes en Bretagne (à la fois pour le vêtement et dans le secteur maritime). Mais il n’est pas si éloigné de nous aujourd’hui puisqu’il est cultivé en Normandie, en Belgique ou aux Pays-Bas, régions ou états-nations à forte densité agricole tout comme la Bretagne. Enfin, le lin possède de nombreuses vertus notamment sa thermorégulation. Comme vous pourrez le vérifier avec mes créations : il est frais en été et chaud en hiver, très confortable et anallergique.
J’avais exprimé dans la première version de cet article le souhait de voir se constituer — ou plutôt se reconstituer — une filière du lin en Bretagne. Une production régionale qui permettrait d’envisager une collaboration fructueuse pour mes collections à venir.
Or, on apprend que deux entrepreneurs, Xavier Denis et Tim Muller, vont lancer en Bretagne, dans le pays de Morlaix, une filature de lin baptisée LINFINI. C’est tout simplement magnifique ! Un projet ambitieux qui prévoit de filer 200 tonnes de lin en 2024 et cinq fois en 2027. Le début d’une grande aventure pleine de promesses qui, les investissements étant réunis, permettra de filer les premières bobines en novembre de cette année (2023) et de valoriser le retour à la culture du lin amorcée par des bio-agriculteurs comme Guillaume Letur à Commana dans les monts d’Arrée, dont l’entreprise est si bien nommée : Terre d’avenir.